La vie en Erasmus, la vie en rose ?
Faire un échange en Europe, c'est un rêve fantastique pour beaucoup de Taïwanais, moi aussi, je voulais le faire à tout prix. Ce n'était pas parce que les anciens étudiants en échange avaient rapporté plein de belles photos en
nous racontant leurs voyages extraordinaires dans trente-six pays en six mois, ni parce que les sacs de Prada ou le parfum de Coco Chanel sont trois fois moins chers en Europe qu'à Taïwan. C'était d'une part, pour pouvoir vivre en personne une culture différente, et en même améliorer mon français en immersion, d'autres part, pour étudier le latin, ce qui a toujours été un rêve pour une philologue comme moi.
J'avais fait pas mal d'efforts pour réaliser ce rêve. Les anciens camarades m'avaient averti que ce n'était pas facile, suivre les cours en français avec les natifs, et que surtout, les cours à l'UCL étaient lourds. Certains profs parlent super vite, disaient-ils, même si tu enregistres les cours et tu passes une dizaine d'heures pour faire la dictée à la maison, tu ne comprendras rien, mais parfois tu dois quand-même le faire, pour avoir au moins une lueur d'espoir de réussir à l'examen. Ils ont tous souffert de tout ça, ils comprennent très bien que le niveau B2 en français, c'est ce qu'on demande pour pouvoir partir en échange, mais ce n'est pas du tout suffisant pour ne pas pleurer dans les cours en Belgique (ou en France). Quitte à toutes sortes de difficultés que j’avais connues, j’ai voulu partir. Rien ne pouvait éteindre mon ardeur d’étudier à l’étranger. J’ai donc beaucoup travaillé mon français quand j'étais à Taïwan, espérant de réduire les difficultés linguistiques au maximum.
J’ai récolté le fruit de mes efforts — enfin, selon mes profs, mes amis, je serais comme un poisson dans l’eau en Belgique : j’ai un bon niveau de français pour communiquer quasiment sans problème et je n’ai pas peur de parler à un natif. Oui, c’est aussi ce que je croyais. Si je veux, je peux. À Taïwan, j’étais responsable d’une activité qui s’appelle « French Corner », permettant aux étudiants de mon département (département du français) de pratiquer le français avec les natifs, c’est à dire les étudiants francophones qui font leurs échanges dans mon université. J’avais donc beaucoup d’occasion de parler avec eux. J’aimais tant parler avec les étrangers ! Que ce serait merveilleux d’aller directement dans un pays étranger ! Alors j’aurai plein d’étrangers autour de moi (ou bien en effet ce sera moi l’étrangère pour eux), me suis-je dis, je parlerai le français au maximum !
Et bien non ! J’avais tort, moi. Malgré mes merveilleux résultats dans les tests de français, je suis loin d’être estimée comme un locutrice native. Après tout, ça ne fait que quatre, cinq ans que j’apprends le français, c’est toujours une langue étrangère pour moi. Après une journée de cours (ou bien puis-je les appeler “des errances” ?) en français, je suis fatiguée, trop fatiguée pour accepter une dose supplémentaire de français. Je me trouve alors très souvent avec les Sinophones, c’est ce que je n’avais pas prévu. Parler chinois me détend, et aussi me rassure. Quand tu n’es pas natif, et surtout quand ta langue maternelle s’éloigne tant de la langue du cible, ça demande un effort de plus pour formuler ce que tu veux dire, et parfois, malheureusement, ce que tu dis finalement n’est pas vraiment ce que tu veux dire.
Finalement j’ai compris pourquoi les Erasmus que j’avais rencontré à Taïwan se rassemblaient tout le temps, ce n’était pas parce qu’ils n’aimaient pas rester avec nous, c’était parce qu’au-delà de la capacité et de la volonté, il y a encore beaucoup d’entraves à franchir. Maintenant je suis devenue eux, et j’ai compris.
Un autre problème, que je n’aurais même pas appeler un problème, c’est celui de la nostalgie. Je pense que je ne suis pas très attachée à mon pays. Je me disais que Taïwan ne me manquerait jamais, et mes parents ? Ce n’était pas non plus un problème pour moi — on n'est pas au 14ème siècle ! On a quelque chose qui s'appelle Internet, me suis dis-je, si jamais mes parents me manquaient, je pourrais toujours leur donner un coup de "FaceTime" ! J’avais du mal à croire mes amis qui étaient partis me racontant comment l’enthousiasme de découvrir une nouvelle vie se fanait au bout de trois mois et qu’ils commençaient à pleurer chaque nuit à force de la nostalgie. Avant de partir, c’était juste impossible pour moi. Mais maintenant je suis devenue eux, et j’ai compris.
Heureusement, je n’ai pas pleuré comme eux au bout de trois mois. En effet mon premier quadri s’est bien passé, sans doute grâce à Kot Carrefour. Il y a et des belges et des étrangers. L’ambiance est très conviviale et interculturelle. Les gens sont très sympas et faciles à s’entretenir avec. Une amie de mon université qui est partie en France en même temps que moi se plaint à moi de sa vie en kot : ils sont tous des étudiants internationaux donc personne ne parle le français avec elle ; ils font la fête tous les soirs, c’est bruyant et l’espace publique est dégueulasse, etc. À cet égard, je trouve que Kot Carrefour, c’est génial ! Il y a des activités d’une grande vivacité mais il ne manque pas d’espace privé et de respect mutuel.
Toutefois, c’est un peu triste pour les Erasmus qui ne peuvent pas rentrer chez eux le weekend ou pendant les vacances, alors que tout le kot, voire toute la ville est presque vide. Pendant les vacances de Noël, c’était comme ça. Mais comme il y avait des travaux et des examens qui m’écrasaient, je n’avais pas le temps de déprimer. C’était après la session d'examen en janvier que j'ai senti la première fois, et aussi la première fois de ma vie, la solitude absolue. Je suis fille unique de mes parents. Les gens me demandent souvent si je m'ennuie sans frère ou sœur. Et pourtant, jamais ! Je me demandais pourquoi les gens posaient une telle question -- il y a beaucoup de choses intéressantes à faire seul ! Je ne m'ennuie jamais, je suis contente facilement. Je ne suis pas quelqu'un qui a besoin des gens qui l'entourent tout le temps pour être heureux, ni quelqu'un qui s'attache beaucoup à sa famille ou à ses amis. Enfin... c'est ce que je croyais. Je croyais être assez indépendante pour vivre seule. Et pourtant, je l’ai senti, l’ennui étouffant et la nostalgie effrayante ! J’ai commencé à me demander ce que je faisais ici, éloignée de mes proches, sans savoir combien d’années il me faut pour terminer mes études ici, et à quoi ça sert toute les peines que je me suis données…
Une chose très intéressante : pour dissiper la nostalgie et les idées sombres, j’ai fait ce que je n’aurais jamais fait — j’ai commencé à écouter des chansons en chinois ou en taïwanais, moi qui n’écoutais toujours que des chansons en langues étrangères ! Peut-être c’est l’un des avantages d’être « exilée » — on apprend à chérir notre propre culture.
L’homme est contradictoire, n’est-ce pas ? Avant de partir, je voulais tant vivre à l’étranger, j’aimais tant tenir des conversations en français ; au bout d’un moment j’en ai marre du français et j’ai eu tellement envie de rentrer à Taïwan tout de suite. Et j’imagine que le jour où je devrai vraiment quitter la Belgique, je pleurerai et je ferai en sorte de rester plus longtemps, puisqu’il y a quand même trop de souvenirs et aussi trop d’amis qui me sont chers…
Béatrice Huang